Un supplément à la thèse : les données « tabulaires » d'Europeana

L'un des questionnements sous-jacents de ma thèse sur l'émergence de la chronique boursière portait sur la contribution de la Bourse à l'emprise des « chiffres » et des tableaux dans la presse du XIXe siècle. Au cours de la période 1830-1860, le journalisme occidental s'affranchit en effet assez largement de sa tradition littéraire pour intégrer de nombreux indicateurs statistiques (ce qui se traduit par un usage récurrent de la « rhétorique du chiffre », dans le journal « moderne » par excellence de la presse française de la décennie 1830, La Presse1Cf. Marie-Êve Therenty et Alain Vaillant, éds., 1836, l’An 1 de l’ère médiatique, Nouveau Monde éditions, 2001.).

Dans ma thèse, je soulevais l'hypothèse que le chroniqueur boursier avait été à l'avant-garde d'un journalisme statistique ou d'un « data-journalisme », qui tirait partie de son « art de grouper les chiffres » et de « déchiffrer la cote » pour revendiquer une forme d'expertise spécifique au sein du champ journalistique. Évidemment, à me focaliser sur le journalisme financier, je risquais de tout voir sous son prisme : la rubrique boursière pouvait très bien n'être qu'une des manifestations qu'une culture plus générale du chiffre qui s'insinuerait à tous les niveaux de la production journalistique.

Des données nouvelles obtenues dans le cadre du projet Europeana Newspaper ont permis d'étayer la forte contribution de la Bourse à l'utilisation des tableaux dans l'espace textuel journalistique. Dans le cadre de cette campagne de numérisation, les tableaux ont été étiquetés comme tableaux : ils sont concrètement insérés dans une balise HTML/XML prévue à cet effet. Jean-Philippe Moreux a compilé puis diffusé ces métadonnées sur Github : pour chaque exemplaire paru d'un titre, des variables décrivent le nombre d'articles, d'images, de mots et, donc, de tableaux

Hors les tableaux de la Bourse paraissent selon un rythme régulier : tous les jours de la semaine sauf le lundi (la Bourse de Paris faisant relâche le dimanche). Depuis la fin des années 1830, le chronique boursier profite d'ailleurs de ce « creux » pour publier un bilan hebdomadaire détaillé.

En compilant les données d'Europeana et en les projetant par jour de la semaine, on s'aperçoit que l'ensemble des tableaux publiés dans la presse obéissent à de rythme de parution : alors que tous les autres jours suivent la même tendance globale, le lundi « décroche » significativement depuis la décennie 1840. Historiquement, la décennie 1840 correspond justement au moment où la rubrique boursière connaît un accroissement notable. La convergence chronologique est suffisamment prononcé pour laisser à croire que les différents tableaux de la Bourse dominent très largement la production « tabulaire » du quotidien, voire que leur présence ou leur absence a pu déterminer la publication ou nom d'autres tableaux sur des sujets apparemment extérieurs (tels que le tableau des températures météorologiques qui est définitivement amarré à la Bourse vers la fin des années 1850).

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Nombre de tableaux par jour de la semaine dans le Journal des débats de 1800 à 1944

Dans la foulée, j'en ai profité pour analyser une autre donnée : la parution des publicités (également détectée et étiquetées par Europeana). Je me suis demandais à partir de quel moment les fêtes de fins d'années deviennent un élément déterminant de la stratégie publicitaire. Le tableau ci-dessous montre que dans le Journal des débats le mois de décembre joue effectivement un rôle déterminant après 1830 (avec une apogée vers 1850) — ce qui ne correspond alors pas aux « cadeaux de noël » mais aux « étrennes » de fin d'années. La décrue est ensuite marquée, sans doute dans la mesure où le titre cesse graduellement d'être un grand journal généraliste, convoité par les annonceurs pour se muer en périodique plus secondaire, avec une audience relativement confidentielle.

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Nombre de tableaux par jour de la semaine dans le Journal des débats de 1800 à 1944